"I'm too busy trying to fly away" • vacuum cleaner

Les doigts crispés au bord du lavabo de sa petite salle de bain, un jeune homme tentait de  discerner la forme qu’il devinait à travers la buée perlant le miroir de la pièce. La chaleur ambiante de sa précédente douche contrastait avec la surface glacée qui se présentait à lui. Doucement, il porta une main tremblante à la glace qu’il essuya lentement, comme par peur de briser le reflet qui semblait se mouvoir derrière sa fragile barrière. Son regard sombre maintenant perdu dans un abîme onix, il n’y vit qu’un petit corps nu accroupi dans l’obscurité de ses pensées. Seul, au milieu de ce champ de pavés abîmés à l’image de ses bras masqués sous les cicatrices trop nombreuses pour son âge peu avancé, ses yeux, légèrement trop grand pour son visage fin, semblaient animés d'une vie intérieure inaccessible aux moins avisés. Comme aspiré par le regard d’un fantôme passé, il entra dans une danse infernale. Sa respiration accéléra. Ses doigts se crispèrent à en faire blanchir ses phalanges. Sa tête tourna, se retourna, le décor changea, s’abattit sur lui-même, s’effondra pour violemment se reconstruire. Bouleversé, perdu, il lui sembla redécouvrir la même scène, sauf qu’aux côtés de ce qu’il devinait être l’enfant se tenait une longue silhouette dont seule une longue natte, d’un brun rappelant celui du garçon, dépassait d’un chapeau, orné d'un unique aconit, cachant le visage de cette apparition dont seul un voile semblait couvrir le corps. Ce voile se décrocha violemment et vint s’écraser contre le visage du jeune homme qui tomba à la renverse. Lorsqu’il retira l’étouffe de son visage, une femme, dont les mains rugueuses firent frissonner la peau tendre de ses petits doigts lorsqu’il l’attrapa pour se relever, semblait lui parler d’une voix doucereuse, mais un vent glacial sembla le traverser au moment où, malgré sa volonté de s’enfuir, il commença à se mouvoir sur le rythme d’un morceau chantonné par la femme. Son visage, méconnaissable, se retournait sur lui-même, creusant un trou béant qui semblait fondre au fur et à mesure de la danse, terrifiant le jeune homme qui se sentit cependant incapable de s’extraire de l’emprise qu’elle avait sur lui. Ils tournèrent, enchaînant les pas avec rapidité, un à droite, un autre à droite, un à gauche, un à droite, droite, gauche. Elle approcha son visage du sien. Posa sa main sur sa joue, caressa sa peau et alors que doucement son visage fusionnait au sien, il se sentit comme tiré en arrière, arraché aux griffes rassurantes de cet être qui se mit à hurler et se tordre dans tous les sens, finissant par disparaître et former une figure masculine, grande et forte et dont la voix était claire, tranchante, dure. De ses grandes mains, il guida le jeune homme à une table. Une couverture blanche fut levée de la masse endormie sur le meuble et découvrit le petit garçon, le visage ravagé par les racines des aconits qui semblaient se développer à une vitesse fulgurante sous ses hurlements. Les deux mains, terrifiantes et pourtant si douces et chaudes, le tenaient par les tempes, l’obligeant à fixer ce corps nu se décomposer, un sourire étirant les derniers traits visibles de son visage ravagé par une douleur dont il se sentait lui-même assaillit.
Un craquement se fit entendre alors que violemment son cou fit un tour complet. Continuant de hurler d’une voix qu’il ne connaissait pas à la vue de la figure féminine, plus immonde encore de par son odeur nauséabonde, qui le tirait avec force dans une salle de bain insalubre. Elle le traîna sous une douche gelée qui instantanément le calma, ou plutôt le pétrifia. Il grelottait alors que des gouttes salées se perdaient dans l’eau qui inlassablement coulait le long de son corps fin qui se mit à fondre sous les sillons qu’elles traçaient sur leur passage. Il se sentit aspiré par le siphon alors qu’un rictus se dessinait dans les lambeaux de chair de la femme. Il ferma les yeux, épuisé, et ne lutta pas lorsque, de sa main froide et poisseuse, elle plongea sa tête sous l’eau. Avalé par le néant, seules des paroles étaient répétées, inlassablement, lui vrillant les tympans :

“Danse, un jour, j’en suis certaine, tu sauras faire ma fierté.”

Comme vide, il se laissa tomber, sans même s’agiter, mais lorsque son corps rencontra un torse fort et que des bras chaleureux vinrent l’entourer, doucement il ouvrit les yeux pour découvrir une petite serre où poussaient quelques pieds de tomates et autres plantes à fruits. Le soleil filtrait à travers le plastique formant les parois de la petite cabane, alors que la silhouette aux grandes mains lui tendait un petit chêne, à peine sorti de terre.
Terre qui aussitôt sortit du pot, se multipliant jusqu’à engloutir avec lui les rayons du soleil, laissant place à une pluie torrentielle et à un ciel aussi noir que lourd. À ses pieds, une tombe, sur laquelle un unique aconit reposait au milieu de camélias. Quelque chose d’effrayant émanait de cette pierre, mais pourtant, une sensation de délivrance mélangée à la douleur de la perte traversait son âme. À nouveau des larmes se mirent à couler, alors qu’un sourire fleurissait sur ses lèvres.

Dans le miroir se trouvait un jeune homme qu’il ne reconnut pas immédiatement. Avançant sa main maintenant glacée, il toucha le reflet qui lui faisait face. Là, il se reconnut et les larmes parcourant ses lèvres étirées en un rictus douloureux lui firent comprendre qu’à nouveau, il avait été piégé.
Athénodore sécha ses joues, puis sortit de la salle de bain pour rejoindre sa chambre où il s’habilla chaudement pour sortir. Le réveillon approchait à grands pas et il ne savait pas quoi offrir à son père et ses moyens financiers n’étaient pas non plus exceptionnels, si bien qu’il ne voyait pas comment lui faire plaisir.
Dehors, il venait de neiger, et ce paysage presque désertique lui rappelait La femme. Les yeux perdus dans le vague des lumières diffusées par les nombreuses décorations de Noël, il ne s’était rendu compte de rien. Une simple gamine, puis plusieurs avaient suivi. Il s’était retrouvé lié à de purs inconnus, incapable de quitter la ville sans qu’une épaisse brume ne l’y ramène. Il avait essayé pourtant. Des centaines de fois, si bien qu’il avait fini par craquer lamentablement. Il s’était tu. Pas un mot pour son pauvre père qui voyait son fils se renfermer sous la pression d’un pouvoir qu’il ne maîtrisait même pas. Si bien qu’il avait fini par le quitter. Il était parti de la maison pour vivre sa vie à l’autre bout du quartier pauvre. Athénodore n’avait pas écouté les nombreuses complaintes, les mots d’amour. Il avait voulu fuir pour le protéger de quelque chose dont il n’était pas le maître. Puis avait appris. Doucement, mais surement. Avec le temps et les efforts. Et maintenant, il n’osait plus le voir, le fuyait, honteux de l’avoir abandonné.